Giacomo Oberto

 

Juge au Tribunal de Turin

Secrétaire Général de l’Union Internationale des Magistrats

 

 

 

L’INDÉPENDANCE DE LA JUSTICE DANS LA LUTTE CONTRE LA CORRUPTION ET L’ IMPUNITÉ :

L’EXEMPLE ITALIEN ET LE NIVEAU EUROPÉEN[*]


 

 

Sommaire : 1. Introduction. Indépendance de la justice et lutte à la corruption. – 2. Les moyens à la disposition de la justice pour mener à bien la lutte à la corruption. – 3. L’indépendance de la justice en Italie. – 4. Le chemin difficile de la lutte à la corruption en Italie. – 5. Indépendance de la justice et lutte à la corruption au niveau européen. – 6. En guise de conclusion.

 

 

 

1. Introduction. Indépendance de la justice et lutte à la corruption.

 

Laissez-moi exprimer tout d’abord ma reconnaissance pour cette invitation, ainsi que ma joie d’être parmi vous, chers amis et collègues venus ici de toute l’Afrique.

Je vous porte aussi le salut très chaleureux et très amical du Secrétariat Général de l’Union Internationale des Magistrats (U.I.M.), organisation mondiale à laquelle le Syndicat des Magistrats du Niger (SA.MA.N.) participe depuis 1997 (réunion annuelle de San Juan de Porto Rico), comme l’une des Associations africaines parmi les plus actives et efficaces. Je rappelle aussi que le SA.MA.N. a déjà abrité avec succès la réunion du Groupe Africain en 2005 ici même, à Niamey.

C’est un honneur pour moi de me trouver à parler de l’indépendance de la Magistrature et de la lutte contre la corruption dans un Pays où le pouvoir judiciaire a témoigné, au cours de ces années difficiles, d’un engagement farouche et tenace, bien conscient du fait que l’indépendance des juges est la condition essentielle pour une lutte efficace à la corruption, tandis que ces deux éléments (à savoir : indépendance du pouvoir judiciaire et lutte à la corruption) sont les piliers inébranlables de tout état de droit.

 Je voudrais aussi souligner que le Niger – tout à fait comme bien d’autres états de ce continent, mais aussi comme d’autres pays du monde (y compris le mien) – partage un même héritage, qui découle, dans le domaine de l’organisation de l’ordre judiciaire, du système français, qui de l’indépendance de la Magistrature peut vraiment se dire le berceau. En fait non seulement la France est la terre de Montesquieu, mais c’est aussi l’endroit où la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 Aout 1789 (article 16) stipula que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».

D’ailleurs, bien avant Montesquieu, la Magistrature française avait toujours su donner preuve d’indépendance et d’impartialité, même face aux pouvoirs du souverain absolu. Vous n’êtes pas sans savoir quelles luttes sous l’Ancien Régime les Parlements de France ont plusieurs fois engagé sur la question de l’enregistrement d’ordonnances et d’édits royaux.

Les livres d’histoire (je me réfère entre autres à la célèbre Histoire de la magistrature française des origines à nos jours, de Marcel Rousselet), nous évoquent les gestes de grands magistrats tels que le Chancelier de l’Hospital, le Chancelier Henri-François D’Aguesseau, l’Avocat Général Omer Talon et tant d’autres. Tout le monde sait que, malgré les lourdes pressions exercées par Louis XIV sur les magistrats chargés de juger Fouquet, l’intègre Olivier Le Fèvre d’Ormesson répliqua « la cour rend des arrêts, non des services ! ».

Mais la France est aussi le Pays de Napoléon, qui avait certainement une conception de la séparation des pouvoirs tout à fait différente. Une conception bureaucratique et hiérarchisée du pouvoir judiciaire, qui a longtemps influencé le scénario des lois sur le statut de la magistrature en Europe, aussi qu’en Afrique.

En effet, si l’on jette un regard sur l’ensemble des Pays européens et africains dotés d’une constitution écrite, on peut constater une situation que je n’hésiterai pas à qualifier de paradoxale. D’un côté nous avons le niveau constitutionnel, où le principe de Montesquieu de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la magistrature est généralement (et théoriquement) reçu et proclamé presque partout dans notre continent. Mais de l’autre côté nous avons le niveau de la législation ordinaire, qui, loin de mettre en pratique ces règles, trop souvent se conforme à la conception napoléonienne du pouvoir (pardon: de l’ordre…) judiciaire.

Or, c’est justement cette conception qui est en train d’avancer de plus en plus sur un troisième niveau : le niveau de l’opinion publique, endoctrinée et manipulée par les pouvoirs politiques, économiques et médiatiques, qui ne cessent pas de souligner tous les jours que les magistrats ne sont que des fonctionnaires, dépourvus de toute légitimité démocratique, n’exerçant pas une fonction élective et pour cela insérés dans une structure hiérarchisée et finalement soumise au seul pouvoir qui a sa raison d’être dans la seule et unique source de légitimité reconnue, c’est-à-dire l’élection par le peuple.

Vous pouvez bien concevoir les ravages que cette idée est en train de provoquer en Italie. Pour comprendre ce qui se passe en ce moment dans mon Pays il faut d’abord considérer qu’en Italie l’Etat ne s’est formé que (relativement) récemment, après des siècles de dominations étrangères, au cours desquelles les Italiens (ou du moins une grande partie d’eux) ont développé une conception de l’Etat comme d’une entité ennemie et lointaine. Ainsi, l’administration publique est un pouvoir qu’il faut corrompre pour s’en attirer les faveurs ; les biens publics sont des richesses à piller : ce qui est à tout le monde n’est à personne et donc tout citoyen peut bien s’en emparer. Ceux d’entre vous qui ont eu la possibilité de voir les côtes d’Italie (surtout celles du Sud), qui jadis furent si belles, auront pu constater de visu le niveau de dégradation déterminé par ce véritable pillage, trop souvent réalisé grâce à la complaisance, souvent aussi à la complicité, du pouvoir public.

 

 

2. Les moyens à la disposition de la justice pour mener à bien la lutte à la corruption.

 

Comme il a été remarqué dans le rapport 2011 dressé par Transparence Internationale sur l’état de la corruption en France, le traitement effectif par la justice des affaires de corruption et, plus généralement, de tout ce que l’on a pris coutume de nommer la « délinquance en col blanc » est essentiel en démocratie. Si cet impératif n’est pas assuré, un sentiment de justice à deux vitesses se développe inévitablement parmi les citoyens. D’où la nécessité d’une justice financière suffisamment forte et indépendante pour garantir l’égalité de tous devant la loi, égalité qui constitue le socle d’un Etat de droit.

Pourtant, les remarques contenues en ce rapport sont assez accablantes.

Concernant tout d’abord la police, force est de constater une désaffection institutionnelle pour le traitement des grandes affaires économiques et financières. L’évolution de l’organisation de la police financière au cours des dernières années démontre que la lutte contre la grande corruption ne figure plus parmi les priorités : agents moins expérimentés, objectifs quantitatifs inadaptés à la matière financière, autres priorités telles que la lutte contre la falsification des moyens de paiement. Un manque, voire une baisse des moyens humains, est constaté au niveau de la Brigade centrale de lutte contre la corruption et des services territoriaux de la police.

Quant au déclenchement des poursuites décidées par les magistrats, la situation actuelle se caractérise par la faiblesse du nombre d’affaires. C’est particulièrement vrai dans le domaine de la corruption internationale. Comment expliquer qu’en dix ans et malgré le poids économique des entreprises françaises dans le commerce international, seules deux condamnations mineures pour corruption d’agent public étranger aient été prononcées en France, contre par exemple 42 en Allemagne ? Au-delà de la longueur habituelle des procédures judiciaires en France, une des raisons tient aux règles restrictives de compétence des magistrats français en matière de corruption internationale (monopole du Parquet notamment).

Les enquêtes sont par ailleurs de plus en plus souvent conduites par les procureurs soumis hiérarchiquement au pouvoir exécutif, plutôt que par des juges d’instruction indépendants. Or, plusieurs affaires récentes (Bettencourt, biens mal acquis, sondages de l’Elysée) sont encore venues renforcer les soupçons d’intervention du gouvernement dans les dossiers sensibles. Les entraves du pouvoir exécutif à l’action des juges anti-corruption se manifestent aussi à travers l’utilisation abusive de la procédure du « secret défense » (Frégates de Taïwan, Karachi). Une autre explication de la faiblesse du nombre d’affaires, tient à l’évolution des moyens alloués à la lutte contre la délinquance économique. Entre 2009 et 2011, les effectifs des magistrats de la section financière (juges d'instruction plus magistrats du Parquet), sont par exemple passés de 46 à 39.

L’expérience française prouve donc qu’il y a un lien très étroit entre lutte efficace à la corruption, indépendance de la Magistrature (assise comme débout…), moyens mis à la disposition de juges et de procureurs.

 

 

3. L’indépendance de la justice en Italie.

 

A cet égard, assez intéressante est aussi l’expérience italienne, où un certain degré de succès dans l’assainissement de la société a bien pu être atteint grâce à présence d’un parquet et d’un pouvoir judiciaire solides et indépendants.

Bien conscients des limites et des dangers encourus par la nouvelle démocratie italienne, les pères constituants avaient conçu en 1948 un dessin destiné à montrer toute son efficacité au cours des décennies qui allaient suivre la naissance de l’Etat républicain. Les grands juristes qu’ils étaient (des juristes, d’ailleurs, qui avaient beaucoup souffert pendant la dictature fasciste et qui savaient bien à quoi une magistrature non indépendante pouvait sembler), ils avaient compris qu’il ne suffisait pas de se limiter à énoncer dans la Constitution le principe de l’autonomie et de l’indépendance de la magistrature. Il fallait par contre insérer dans le texte même de la charte constitutionnelle des garde-fous ; il fallait créer des institutions en mesure à assurer que cette indépendance ne reste pas un concept flou et indéfini. C’est ainsi que le C.S.M. fut imaginé et créé. La formidable idée des pères constituants fut donc celle de graver dans le texte même de la Constitution certains principes inébranlables tels que :

-       les magistrats ne sont sujets qu’à la loi ;

-       les juges ne diffèrent entr’eux que par les fonctions qu’ils exercent ;

-       la magistrature forme un corps unique : juges du siège et magistrats du parquet confondus ;

-       le C.S.M. a compétence à statuer (et non pas à donner des simples avis) sur le recrutement, avancement, carrière et discipline des magistrats du siège et du parquet ;

-       le C.S.M. se compose par deux tiers de magistrats élus par leurs paires et seulement par un tiers de membres élus par le Parlement ;

-       le Garde des Sceaux n’est pas membre du C.S.M. ; il n’a que la fonction d’assurer à la Justice ses moyens.

Grace à ces principes la magistrature italienne a joui au cours de ces décennies d’un niveau d’indépendance qui n’a peut être pas d’égaux dans les autres pays du monde. Mais cette indépendance est aujourd’hui gravement menacée. Pour comprendre toute l’importance de cette menace il faut remonter au moins aux séquelles de l’enquête « mains propres », c’est-à-dire de la première enquête de très grande envergure contre la corruption du milieu politique, économique et financier.

Comme tout le monde le sait, l’enquête « mains propres » avait ouvert, au cours des années 1992-1993 de grandes espoirs de renouveau du système politique italien, qui s’était avéré pourri jusqu’à ses racines. En particulier, le cout de la gestion des partis était devenu si important que les partis au pouvoir se voyaient souvent « contraints » d’exiger une dîme sur un nombre consistant des contrats stipulés par l’administration publique avec des entreprises privées. Au fil des années, le poids de ces pots de vins était devenu si lourd que les entreprises n’arrivaient plus à satisfaire la gourmandise des administrateurs publics et risquaient souvent la faillite.

C’est pour cette raison que, peu à peu, un nombre de plus en plus croissant de PDG et d’entrepreneurs privés ont commencé à « défiler » devant les ministères publics de Milan et d’autres villes italiennes pour dénoncer les épisodes de corruption auxquels ils étaient mêlés. On a assisté donc à une véritable « implosion » du système des pots de vin : face à l’évidente incapacité du système politique et administratif d’affronter la situation, la magistrature a dû jouer, encore une fois, un rôle « de suppléance ».

Il faut encore ajouter que ces enquêtes ont été menées déjà sous l’empire du nouveau code de procédure pénale de 1988, qui avait supprimé la figure du juge d’instruction ; pourtant pour l’Italie ne se posait pas le problème qui se présente encore en France, ainsi qu’en beaucoup de pays francophones, car le parquet italien jouissait (et il jouit encore) des mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité dont jouissent les juges du siège.

Malgré les résultats absolument impressionnants de ces enquêtes (1.408 sentences définitives de condamnation pour faits de corruption, financement illicite aux partis politiques, falsification des bilans de sociétés commerciales, etc.), une partie consistante de l’opinion publique italienne, habilement manipulée par les médias appartenant aux ennemis de l’indépendance de la magistrature, estime que ces procès ont été caractérisés par des « excès », si non par des bavures (ce qui n’est absolument pas le cas).

Les partis politiques intéressés à discréditer la magistrature italienne devant les yeux de l’opinion publique ont fait remarquer que 19% des prévenus ont été acquittés, tout en omettant de dire que, parmi ces personnes, bon nombre ont été reconnues responsables des faits qui leurs étaient reprochés, mais elles ont été acquittées simplement parce qu’il s’agissait d’employés de sociétés par actions qui étaient, oui, possédées par l’Etat, mais qui avaient aussi la forme et le « vêtement » de sociétés de droit privé. Il en dérivait donc qu’on ne pouvait pas reconnaitre chez ces prévenus la situation de fonctionnaires de l’Etat. Cela veut dire que, tenant compte de cette correction, il n’y a que le 6% des prévenus qui ont été acquittés suite à un jugement définitif.

 

 

4. Le chemin difficile de la lutte à la corruption en Italie.

 

Comme tout le monde le sait, il ne suffit pas d’avoir raison pour que tout le monde croie qu’on a raison.

D’ailleurs, à part la prétendue politisation des magistrats (qui nous est reprochée tout le temps, à chaque fois qu’un magistrat ose mettre en examen ou juger un politicien), la véritable raison pour laquelle les gens ont perdu une partie de la confiance qu’autrefois avaient dans le pouvoir judiciaire a à avoir avec le thème de l’efficacité de la justice.

Ici il est vraiment difficile d’expliquer à l’opinion publique (surtout quant on n’a pas de moyens de communiquer et on est submergé par un océan d’injures et par une propagande adversaire quotidienne et martelante) quelles sont les vraies raisons du malfonctionnement de la justice en Italie. Il est difficile de faire comprendre que l’enlisement des procédures pénales n’est dû qu’au désir du pouvoir politique de rendre ineffective la machine judiciaire pour crainte que certaines magouilles des politiciens ne soient mises au grand jour et punies. Dans ce cadre il faut comprendre aussi quel est le rôle joué en Italie par la prescription pénale, qui (contrairement à ce qui se passe dans la plus grande partie des pays civilisés) n’est pas suspendue au cours du procès pénal. Cela fait en sorte que tout procès soit porté jusqu’à la Cour de Cassation, dans l’espoir (souvent avéré) que le délai de la prescription s’accomplisse entre-temps.

Voila donc pourquoi l’efficacité de l’action de la magistrature est un des défis majeurs d’aujourd’hui. Car c’est justement le manque d’efficacité qui est employé maintenant comme une matraque contre l’indépendance de la magistrature. Les juges n’ont pas de soutien auprès de l’opinion publique, car leur manque d’efficacité, habilement amplifié par les médias des ennemis de la justice, les priverait de toute légitimité. L’idée qu’une partie consistante des médias italiens veut « vendre » à l’opinion publique est que la magistrature est trop prise par le souci de poursuivre les politiciens pour s’occuper des problèmes des citoyens quelconques.

Mais les raisons de l’inefficacité de la justice sont ailleurs. On pourrait parler pour des heures sur le véritable parcours du combattant que les collègues pénalistes doivent faire pour pouvoir parvenir à une sentence pénale définitive et exécutable avant que la prescription n’arrive. En tant que juge civiliste je pourrais vous entretenir pour des jours entiers pour vous décrire dans les détails rituels et procédures qui n’ont aucun autre but que produire des profits pour les avocats. L’Italie a désormais un nombre d’avocat dans la mesure de la population d’une grande ville : 250.000 ! Vous ne pouvez même pas imaginer quelles ruses cette véritable armée élabore afin d’arriver à joindre les deux bouts. Les milliers de procédures manifestement mal fondées ; les milliers de résistances en jugement absolument non justifiées, etc., sans que contre ces véritables abus des procédures les juges n’aient le moindre remède.

Bien sûr la magistrature a elle aussi ses fautes. La plus tragique est celle de ne pas se rendre compte de la gravité de la situation et de ne pas savoir réagir de façon adéquate. Face à une demande croissante d’efficacité et à une décroissante crédibilité de l’institution judiciaire, une magistrature responsable devrait « serrer les rangs » et comprendre que, peut être, au lieu d’écrire des arrêts qui ressemblent à des traités de doctrine, il faudrait tirer la leçon de l’expérience française. Si peut être le jugement à phrase unique ne correspond pas à la tradition italienne, on pourrait tout de même éviter d’écrire des arrêts d’appel de quarante ou cinquante pages, que pour réformer le premier jugement sur la seule question des frais du procès ! En faisant cela on pourrait épargner beaucoup de temps précieux et « produire » deux ou trois arrêt à la place d’un. Je me rends très bien compte de la nécessité de ne pas renoncer à un certain niveau de qualité, mais un peu plus de pragmatisme pourrait nous aider à mieux faire face aux terribles défis qui nous attendent.

Une autre question a à avoir avec la soi-disante politisation de la magistrature.

Je suis tout à fait convaincu que le magistrat a, comme tout citoyen, le droit d’avoir ses opinions politiques et même (au moins théoriquement) de présenter sa candidature aux élections politiques. Mais il faut comprendre que c’est justement ce droit qui est exploité par les adversaires de la magistrature. Si vous saviez seulement combien nous a couté la sortie du corps judiciaire de l’ancien parquetier Di Pietro, qui s’est fait par la suite élire au Parlement ! A partir de ce fait, on a toujours pris ce cas à prétexte pour nous dire, à chaque fois qu’un magistrat menait une enquête envers des politiciens : « vous voyez, il fait cela pour préparer sa future carrière politique ». Face à cette tentative de délégitimation de la magistrature, nous devrions avoir le courage de renoncer, purement et simplement à tout engagement politique, même une fois qu’on aurait quitté la magistrature.

La situation est très grave, car depuis plusieurs années le forces politiques intéressées à la destruction de ce qui reste de la légalité dans mon pays, prônent des réformes telles que les suivantes : (a) une complète séparation de la magistrature debout de la magistrature assise ; (b) la création de deux C.S.M. ; (c) la réduction du nombre des magistrats membres des C.S.M. par rapport à la composante laïque ; la création d’une cour de discipline pour les magistrats (où, bien entendu, les magistrats n’auraient pas la majorité) ; (d) l’instauration d’une forme de responsabilité civile directe des magistrats, qui pourraient ainsi à tout moment être appelés à réparer les prétendus « dommages » provoqués par leurs décisions (qui, bien sûr, toujours causent un préjudice à l’une des deux parties, du moment qu’il est impossible de donner gain de cause aux deux contendants !) sans l’intermédiaire d’une action récursoire (ce qui constituerait, entre autres, une évidente entorse à tous les principes internationaux et européens dans la matière).

 

 

5. Indépendance de la justice et lutte à la corruption au niveau européen.

 

A côté de ces défis sur le plan interne, il y a aussi un niveau européen, dont il faut tenir compte.

Dans ce domaine il faut souligner le rôle joué par le Conseil de l’Europe, qui a promu en 1999 deux conventions (une pour le domaine civil et l’autre pour le domaine pénal) sur la corruption, et qui a fondé, dans la même année le « Groupe d’Etats contre la corruption » (GRECO). Dans les différents cycles d’évaluations menés par le GRECO, un accent particulier a été placé sur thème de l’indépendance de la justice, vue à juste titre comme l’un des piliers d’une lutte efficace contre la corruption.

A cet égard on pourrait aussi mentionner le travail mené au sein du Conseil de l’Europe sur la mise à jour de la Recommandation Nr. R (94) 12 sur l’indépendance, l’efficacité et le rôle des juges. Ici il faut dire qu’une première commission d’experts avait été mise en place en 2007 sur ce thème, mais le projet élaboré par cet organisme n’avait pas été approuvé par le Comité des Ministres. En 2008 ce Comité avait décidé alors de constituer une nouvelle commission d’experts, composée de quinze membres. J’ai eu l’honneur d’avoir été associé à cette initiative, tout comme la Présidente d’Honneur de l’U.I.M., Mme Maja Tratnik (Slovénie). Il faudra ajouter que Mme Tratnik et moi-même nous ne constituions qu’une petite minorité de juges au sein de cette commission, composée majoritairement par hauts fonctionnaires des Ministères de la Justice de plusieurs Pays membres. Nos travaux, terminés en 2009, ont abouti à la actuelle « Recommandation Rec (2010) 12 du Comité des Ministres sur les juges: indépendance, efficacité et responsabilités ».

Je dois tout de suite avouer que certains points des « revendications » avancées par ce petit nombre de magistrats n’ont malheureusement pas été accueillis favorablement par la majorité des membres dudit groupe d’experts : ainsi, contrairement à ce que j’aurais souhaité, la Recommandation actuelle, tout comme la précédente, ne traite pas du parquet. C’est dommage, mais il faut constater que dans ce champ il n’y a pas d’unité non plus parmi les juges européens. Je me souviens des débats qu’au sein de l’U.I.M. on avait menés sur la possibilité d’inclure les magistrats du Ministère Public dans les dispositions du Statut Universel du Juge, approuvé à Taiwan en 1999. Les collègues des Pays de Common Law, mais aussi les juges des Pays scandinaves, avaient remarqué que chez eux on ne tolérait même pas que les parquetiers gardent leurs bureaux dans les mêmes bâtiments où siègent les cours ! C’est dommage aussi parce que depuis plusieurs années, au sein même du Conseil de l’Europe, au côté du Conseil Consultatif de Juges Européens, il y a un Conseil Consultatif de Procureurs Européens. D’ailleurs, ce sont justement lesdits textes des deux conventions contre la corruption à déclarer que le mot « juge » comprend aussi « les membres du ministère public » (cf., p. ex., l’art. 1, al. 1.b. de la Convention pénale sur la corruption du 27 janvier 1999).

Un deuxième point négatif concerne le caractère non contraignant des Recommandations du Conseil de l’Europe. Sur ce sujet il faut constater la présence d’un véritable paradoxe au niveau européen. Ainsi, d’un côté, nous avons l’U.E., qui dispose de moyens très performants, tels que les règlements et les directives, dont le pouvoir est celui d’entraîner de façon automatique la modification des systèmes législatifs des pays membres ; l’U.E. n’a pourtant pas de compétences en matière de statut de la magistrature. De l’autre côté on a le Conseil de l’Europe, qui – par contre – dispose d’instruments très « raffinés » dans le domaine du statut du juge (on peut penser là non seulement à la Recommandation qu’on a déjà évoquée, mais aussi à la Charte sur le statut du juge en Europe, approuvée en 1998, ainsi qu’aux différents avis du Conseil Consultatif de Juges Européens). Il s’agit pourtant de documents qui, à la différence des textes de l’U.E., n’ont pas de valeur contraignante, bien que l’expérience du travail mené au sein des commissions d’experts du Conseil de l’Europe et de l’U.I.M. prouvent que parfois, surtout dans les « nouvelles démocraties », ces textes ont été utiles afin de convaincre certains gouvernements de la nécessité de se doter de règles législatives plus conformes aux standards internationaux et plus respectueuses de l’autonomie et de l’indépendance de la magistrature.

C’est pour cette raison qu’il serait à mon avis souhaitable entamer un parcours qui puisse amener à une convention internationale (ayant donc une valeur contraignante pour les Etats signataires) sous l’égide du Conseil de l’Europe, sur les conditions minimales d’indépendance de la magistrature. C’est justement le chemin qui entamé il y a quelques années par la magistrature de l’Amérique Latine, grâce à l’initiative du Groupe Ibéro-Américain de l’U.I.M. et avec le soutien du gouvernement brésilien.

Venant maintenant aux nombreux points positifs de ladite Recommandation de 2010, élaborée par le comité d’experts et entérinée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, j’aimerais souligner tout d’abord que ce document a consacré pour la première fois l’indépendance « interne » des juges (cf. Chapitre III). En effet non seulement il y a une précise définition de cet aspect de l’indépendance de la magistrature, mais une disposition a prévu que « L’organisation hiérarchique des juridictions ne devrait pas porter atteinte à l’indépendance individuelle » (cf. art. 22).

Sur un autre plan, le rapport explicatif contient une référence explicite à l’importance de l’institut anglo-saxon du Contempt of Court (mépris de la cour), comme un moyen efficace de tutelle de l’indépendance des magistrats (cfr. art. 21 dudit rapport). La Recommandation a statué que les juges qui considèrent que leur indépendance est menacée devront avoir le droit de s’adresser à un Conseil de la Magistrature ou à une autre autorité indépendante ; en alternative, ils devraient pouvoir disposer de remèdes efficaces (cf. art. 8).

La Recommandation de 2010 a aussi mis pour la première fois un accent tout à fait particulier sur le C.S.M. En effet, un chapitre entier a été consacré à ce sujet. Ce chapitre débute par un article de la teneur suivante : « Les conseils de la justice sont des instances indépendantes, établies par la loi ou la Constitution, qui visent à garantir l’indépendance de la justice et celle de chaque juge et ainsi promouvoir le fonctionnement efficace du système judiciaire ». Il apparaît donc clair que, selon l’avis du Conseil de l’Europe, le C.S.M. est l’instrument le plus performant dans le domaine de la sauvegarde de l’indépendance de la magistrature. A contrario on en pourra aussi déduire que les pays qui ne connaissent pas cette institution devront s’en doter. D’ailleurs cette recommandation explicite est contenue pour l’Allemagne dans la résolution de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe du 30 septembre 2009. Le principe de la Recommandation touchant à la composition du C.S.M. a prévu qu’ « Au moins la moitié des membres de ces conseils devraient être des juges choisis par leurs pairs issus de tous les niveaux du pouvoir judiciaire et dans le plein respect du pluralisme au sein du système judiciaire » (cf. art. 27).

Sur le thème du recrutement, quelques dispositions particulières ont stipulé la nécessité d’instituer des garde-fous en vue de l’application de critères objectifs de sélection. Et cela vaut aussi (et à plus juste titre) dans les systèmes qui n’ont pas (encore) de C.S.M. (cf. artt. 44 et ss.)

Dans le domaine de la formation, la nouvelle Recommandation s’est inspirée de l’avis du Conseil Consultatif de Juges Européens sur ce thème, tout en prévoyant la nécessité que la formation soit assurée par une autorité indépendante, jouissant aussi d’une autonomie sur le plan didactique (cf. artt. 56 et 57). Le rapport explicatif dit clairement (cf. art. 58 dudit rapport) que la formation continue ne peut pas être conçue comme un outil d’évaluation des magistrats (celui-ci c’est un point sur lequel je me suis beaucoup battu au sein de la commission, compte tenu de l’expérience italienne, dans laquelle on a connu une loi, approuvée en 2006 par le Parlement, mais qui heureusement a été réformée avant d’entrer en vigueur, visant à transformer la formation continue en une sorte d’ « examodrome » ou d’ « usine à examens et à évaluations » pour les magistrats).

Tout un chapitre a été consacré à l’éthique judiciaire (cf. Chapitre VIII). On y retrouve une définition de l’éthique et de ses rapports avec les règles disciplinaires (cf. art. 72). Les codes de conduite sont aussi pris en considération comme règlements non contraignant, émanant du corps judiciaire (cf. art. 73).

L’efficacité de la justice a été pour la première fois définie par cette Recommandation de 2010, comme la capacité de rendre des jugements de qualité dans un délai raisonnable (cf. art. 31). En même temps le texte a prévu que le souci d’efficacité ne pourra pourtant pas se réaliser à détriment de l’indépendance et de l’impartialité des juges (cf. art. 32).

La rémunération des magistrats a elle aussi eu place dans la Recommandation (cf. artt. 53-55). A ce sujet, l’un des principes qui ont été énoncés concerne la question des prix de rendement modulables. Le texte stipule que les systèmes qui mettent la rémunération des juges en rapport avec le rendement devraient être évités, du moment qu’ils pourraient créer des difficultés sur le plan de l’indépendance judiciaire (cf. art. 55).

 

 

6. En guise de conclusion.

 

Jusqu’à là j’ai parlé des défis qui nous attendent. Mais les structures judiciaires doivent aussi faire face à une croissante conscience de la gravité du problème de la corruption au niveau national et international.

Le « printemps arabe » a révélé l’exaspération des peuples face au pillage des ressources publiques. En Inde, au Canada, au Brésil, et aussi en Espagne et en Grèce, le peuple a envahi la rue pour dénoncer la corruption. La délinquance financière a contribué au déclenchement de la crise et à sa propagation. L’affaire des subprimes a révélé des multiples fraudes au crédit hypothécaire, au placement et à la revente des titres adossés aux créances. La grande corruption prospère à l’abri de la finance de l’ombre, du capitalisme clandestin, des paradis judiciaires et fiscaux.

Comme l’a souligné récemment un collègue français l’Europe doit exiger des entreprises transnationales qu’elles publient, pays par pays, le nom de leurs filiales, le nombre de leurs employés, leurs bénéfices et les impôts versés. Il n’est pas admissible que ces entreprises décident, pour leur plus grand profit, du pays où elles paient leurs impôts. De même, l’Europe doit renforcer la lutte contre la fraude fiscale par l’échange automatique d’informations entre administrations. Les Etats-Unis ont adopté en 2010 une législation obligeant les établissements financiers du monde entier à déclarer les avoirs des ressortissants américains. Les Etats-Unis l’ont fait ; l’Europe doit le faire. L’austérité ne peut frapper le plus grand nombre sans que les Etats ne mettent tout en œuvre pour appréhender ceux qui accaparent frauduleusement la richesse.

Un parquet européen doit coordonner les enquêtes en matière de criminalité transfrontières et d’atteintes aux intérêts financiers de l’Union. L’Europe doit relever le défi d’une fraude que la Commission estime à 120 milliards d’euros pour l’ensemble des Etats, soit à peu près le montant du budget de l’Union. L’unanimité de 27 pays ne peut sans doute être atteinte en ces domaines. Mais le traité de Lisbonne permet la coopération renforcée de neuf Etats de l’Union.

Une fois de plus, donc, il faut se rendre compte que la Magistrature, pour pouvoir lutter avec succès contre la corruption, doit, d’un coté, jouir d’un degré élevé d’indépendance et, de l’autre coté, disposer de moyens législatifs et techniques adéquats. Mais, à ce propos, le chemin à parcourir est encore très long.

En fait, je voudrais clôturer mon intervention avec une provocation, tirée d’une phrase assez choquante qui a été prononcée, il y a quelques années, par Simone Veil sur la féminisation de la magistrature, que je cite ici textuellement, car je ne la partage pas : « En France – explique cette ancienne magistrate – certaines professions sont aujourd’hui peu valorisées alors qu’elles exigent des diplômes importants. Du coup, elles sont peu à peu abandonnées par les hommes. Dès qu’une profession semble en difficulté, ce sont les femmes qui l’occupent, les hommes y vont moins volontiers, et l’on y constate des effets boule de neige. La féminisation est donc, en quelque sorte, un facteur de prolétarisation : on l’a constaté avec le métier d’infirmière ou celui de magistrat » (cf. Simone Veil, Le statut de la femme se dégrade-t-il dans le monde ?, in Attali et Bonvicini, Le sens des choses, Paris, 2009, p. 14).

Simone Veil suppose un rapport entre féminisation et prolétarisation de la magistrature : un rapport qu’en tant que tel je ne saurais pas partager. Je ne crois pas que la magistrature se féminise car elle se prolétarise. Elle se féminise simplement parce que les femmes ont cessé d’être femmes au foyer et parce qu’elle prouvent d’avoir mieux que les hommes les qualités requises pour la préparation du concours d’accès à la magistrature : c’est-à-dire capacité d’application, diligence, constance. Je ne parle pas d’intelligence, car cette qualité ne peut pas être « pesée » ni « mesurée ». L’intelligence, ainsi que la stupidité, est équitablement partagée entre hommes et femmes ; mais la diligence, elle est apanage plutôt des femmes : là elles nous battent carrément.

Ma l’autre question, l’autre provocation présentée par Simone Veil, demeure intacte : la magistrature est-elle oui ou non en train de se prolétariser ? A mon avis il y a assurément une tentative de parvenir à ce résultat. Une magistrature prolétarisée est une magistrature plus prône aux bons vouloirs de l’exécutif et donc du pouvoir politique. Les essais de prolétariser la magistrature sont clairement visibles non seulement dans la question du traitement économique, mais surtout dans la question des moyens mis (à vrai dire : non mis) à la disposition de la magistrature.

D’ailleurs, c’est la Résolution Nr. 1685 (2009) de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, que j’ai déjà citée (se référant à la France et à l’Allemagne, mais la remarque vaut aussi pour Italie, ainsi que pour la majeure partie des pays de l’Europe) qui parle d’ « un statut social [des juges] qui s’est considérablement dégradé » (cf. art. 4.2.2.).

Lorsqu’on demande à un magistrat d’être de plus en plus responsable, de plus en plus cultivé, de mieux en mieux formé, de plus en plus manager, PDG, d’avoir une mentalité et une disponibilité au travail de type professionnel et non bureaucratique, mais en même temps on le laisse désespéramment, totalement seul dans l’accomplissement de ses lourdes tâches, sans les assistants, les secrétaires et le staff qui entourent les sujets qui, dans le domaine des professions privées et publiques portent des charges semblables à celle qui pèsent sur les épaules des juges, comment voulez-vous que l’on ne parle pas de « prolétarisation » de la magistrature ?

Avec cette provocation que je me suis permis de vous lancer j’achève mon intervention et je vous remercie de votre patience et de votre attention.

 

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[*] Texte de l’exposé présenté au Congrès du Groupe Régional Africain de l’Union Internationale des Magistrats et par le Syndicat Autonome des Magistrats du Niger (SA.MA.N.), qui a eu lieu à Niamey (Niger) les 1er - 4 juin 2014 sur le thème : « Les Magistrats dans la lutte contre la corruption et l’impunité ».